La plupart des recherches reconnaissent à présent que les émotions, loin d’être des impulsions irrationnelles, sont au contraire des médiations cognitives et des appuis pratiques dont aucune action ne saurait se passer. Cette réhabilitation des émotions s’est vue toutefois reprocher son absence d’intérêt pour les sentiments diffus et la résonance parfois indisciplinée des corps. Or, ce sont précisément ces échappées affectives que l’on retrouve de façon particulièrement vive dans les émotions collectives. Ces dernières, sans corps propre, semblent disparaître ou s’évaporer dès que l’on s’en approche de trop près. Comment alors identifier avec certitude les émotions souvent « liquides » ou « gazeuses » qui sous-tendent et animent les conduites publiques ? Et comment les mettre en mots analytiques ? Pendant longtemps, une des façons de résoudre cette question a consisté à associer les émotions collectives aux moments d’effervescence qui leur confèrent une réalité tangible. Mais il y a des manières moins visibles de « partager » les émotions, y compris à distance, notamment par l’intermédiaire des médias ou des réseaux sociaux, qui infléchissent tout autant les comportements.
À ces problèmes épistémologiques et méthodologiques s’ajoute un problème ontologique : si l’émotion exige par définition un point d’ancrage corporel et donc singulier, comment peut-elle devenir collective et impersonnelle ? C’est dire si les émotions collectives ravivent certaines questions fondamentales des sciences sociales, notamment celles concernant les liens entre l’expérience individuelle et l’appartenance collective, l’événement éphémère et les sensibilités au long cours, la co-présence des corps et les liens à distance, l’imprévisibilité du ressenti et l’organisation rituelle des conduites. Objet épistémologique et ontologique impossible, l’émotion collective n’en est pas moins un phénomène social que les enquêtes théoriques et empiriques de ce volume tentent, chacune à leur manière, de «sauver».
Table des matières
Présentation
Du partage de l’intelligible au partage du sensible
Mikko Salmela
Les émotions peuvent-elles être collectives ?
Anita Konzelmann-Ziv
La sémiotique de l’émotion partagée
Gérôme Truc
Tous concernés ? La dimension collective des émotions en situation d’attentats
Marika Moisseeff et Michael Houseman
L’orchestration rituelle du partage des émotions et ses ressorts interactionnels
Jean-Louis Genard
Une sociologie des émotions « modo aesthetico »
Politiques émotionnelles et émotions politiques
Laurence Kaufmann
Ces émotions auxquelles nous sommes attachés. Vers une phénoménologie politique de l’espace public
Piroska Nagy
Mobilisation populaire et émotions collectives : le moment patarin à Milan (1056-1075)
Christophe Traïni
Les émotions collectives dans les mouvements sociaux. La mobilisation des soutiens et des adversaires de la protection animale
Eva Illouz
Foules, groupes, climats. Une typologie des émotions collectives
Ambiances affectives et espaces publics
Joan Stavo-Debauge
L’expression publique des embarras de la parole religieuse. De bavardages prosélytes en inhibition de la critique, l’invention d’une inédite « méthode de fixation des croyances »
Mathieu Berger
Locked together screaming.
Une assemblée municipale américaine enfermée dans l’offense